Texte dit par l'auteur Henri Etienne DAYSSOL. Pour mon centième anniversaire ma petite fille m'offrit un cahier de papier naturel fabriqué artisanalement dans le Cabardès mon lointain pays d'origine: une trouvaille inespérée. J'étais comme un enfant impatient au matin de Noël d'étrenner son jouet; je sortis vite mon encrier. Je ne fus pas déçu : sitôt la pointe de ma plume posée sur le papier j'ai constaté que les mots venaient et s'inscrivaient avec une incroyable facilité. Il m'a suffit d'une heure pour remplir la centaine de pages du cahier. De fait, dans une aisance inouïe, sans le début d'un effort de réflexion et sans commander ma main, je parvins à y raconter toute l'histoire de ma vie; elle avait dans mon récit les charmes et la douceur d'un rêve, à cause probablement de mon nouveau plaisir d'écrire. Mais le plus étrange était à venir; la surprise majeure vint au moment précis où j'ai posé le point final en bas de la dernière page. Là mon visage et mon corps tout entier furent comme aspirés dans ma main puis dans ma plume. Après quoi ils suivirent l'écoulement de l'encre vers sa pointe et finirent leur voyage au bas de la page. J'avais totalement disparu dans mon point final !... Un siècle plus tard un scientifique, étudiant mon manuscrit à la loupe, vit apparaître dans ce point mon visage souriant malicieusement puis ma silhouette évoluant tranquillement dans les parcs et les rues de ma ville ou dans mon habitation; c'était devant ses yeux toute mon existence, somme toute paisible et banale, qui défilait... banale oui, mais sublimée par la charmante esthétique d'un vieux film muet noir et blanc sacrément inspiré. À partir de ce jour l'humanité sut que la vie dont chacun rêve se trouve dans les mots et que les points finals offrent d'y accéder. Toute la population du monde envahit les bibliothèques. Il y régnait un silence religieux; on y distribuait des pages, des plumes et des encriers et tout le monde rédigeait avec application sa biographie que l'écriture embellissait magiquement. Ainsi, comme je l'avais fait auparavant, tous disparurent, chacun rejoignant dans les pages manuscrites sa vie rêvée. Il faut ici ajouter que ce papier avait une autre propriété: celle de s'enflammer spontanément quelques années après qu'il fût recouvert d'encre. Alors les bibliothèques brûlèrent puis les villes entièrement et les installations industrielles. Après quoi, débarrassée des hommes et de leurs nuisances, la terre retrouva joyeusement son état initial. A présent voyez-vous mes amis, votre simple présence, comme celle dans vos mains du récit de ces événements, apparaît comme un mystère. On suppose que c'est encore là quelque étrange effet de l'encre et du papier... Pincez-vous! Dans quelle vie êtes-vous, une plaisante figure de style littéraire ou une mésaventure navrante au final de la tragédie humaine? Vous venez de me lire, vous savez tout. En réponse à la question prenez le bon parti: choisissez le plaisir et le rêve! À vous la suite des surprises! Si vous ne l'avez déjà fait prenez vite vos plumes! Prenez vite vos plumes! Vite!