Elgas: «Sembène a responsabilisé ses lecteurs»
OCT 07, 2023
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À l’occasion de la réédition du roman de Sembène Ousmane O pays, mon beau peuple, Chemin d’écriture a interrogé le jeune écrivain sénégalais Elgas sur l’art romanesque de son compatriote considéré comme l’un des fondateurs du roman africain francophone. Sembène qui aurait eu cent ans le 1ᵉʳ janvier 2023 fut romancier, nouvelliste, mais aussi cinéaste. Elgas revient sur le parcours de cet homme à multiples talents et comment ce dernier continue d’inspirer la jeune génération d’écrivains. [rediffusion]

Elgas, quand on est Sénégalais et qu’on a des ambitions littéraires comme vous en avez, quel regard porte-t-on sur Sembène Ousmane ?

Elgas : Sembène est un père fondateur à plusieurs titres. Et moi, c’est vrai que très vite, j’ai développé une grande admiration pour Sembène parce que d’abord, on a en commun la région de Ziguinchor dont nous sommes originaires. Très vite, j’ai été fasciné par son parcours parce que quand il est arrivé en France, il était docker. Puis, il a travaillé dans la manutention avant de se convertir dans la littérature et vers la fin de sa vie au cinéma. D’ailleurs, on le connaît beaucoup plus en tant que cinéaste. Et puis, un autre écho : il a publié comme moi ses premiers textes à Présence Africaine. Sembène est un auteur qui a exploré la société sénégalaise dans ses multiples recoins et qui a un regard à la fois très mûr, mature, sérieux sur la question coloniale, mais aussi sur la question des sociétés africaines et leur devenir. Puis, l’environnement dans lequel il a baigné l’a conduit à éprouver une grande admiration pour le style classique, pour l’écriture, une passion de la littérature. Tout cela fait de lui une sorte de sanctuaire pour les jeunes aspirants littérateurs. 

Ô pays, mon beau peuple est son second roman. Il parut en 1957. Dans quelles circonstances avez-vous découvert ce roman ?

Personnellement, je l’ai découvert assez tard. Le livre avait déjà une certaine notoriété au Sénégal. Déjà, quand on est à l’école ou au lycée, le titre de l’ouvrage ne vous laisse pas indifférent. Mais moi, je l’ai lu très tard, je l’ai lu après avoir regardé quasiment tous les films de Sembène. Plus tard, le premier livre de Sembène que j’ai lu, c’était Les bouts de bois de Dieu, mais quand j’ai lu justement Ô pays, mon beau peuple, j’y ai trouvé des échos particulièrement intéressants avec certains de mes ambitions. En tout cas, quand j’écris, il est mon modèle par sa manière de saisir la société, de déciller un peu les yeux, de faire tomber le voile et de peindre toutes les complexités qu’il y a dans cette rencontre coloniale-là. Il avait la capacité à la fois de regarder ce que la colonisation a pu produire comme aliénation, comme force de domination, mais aussi regarder justement certaines traditions dans lesquelles il a essayé de faire le ménage. On retrouve cette démarche dans toute son œuvre. Ni dans ses films, ni dans ses livres, on peut lui reprocher d’avoir été dans des démarches simplistes. À chaque fois, il a responsabilisé les lecteurs. Et je pense d’ailleurs que c’est un de ses plus grands legs pour ses lecteurs et pour les générations d’auteurs à venir.

Dans le roman Ô pays, mon beau peuple, il y a ce personnage étonnant d’Omar Faye. Comment vous définiriez ce personnage ?

C’est vrai que c’est un personnage clé, mais on ne peut pas comprendre ce personnage-là si on ne tient pas compte de son voyage de retour. Dans Ô pays, mon beau peuple, il y a cette démarche de rentrer au pays, avec une épouse blanche et la plongée dans l’univers familial. Cet univers est composé d’ancêtres, de patriarches qui tiennent à la tradition et de jeunes qui ont vu d’autres choses et qui essaient de contester la tradition. Mais je pense que les conflits sont naturels. Ce ne sont pas les conflits que le roman fait émerger, ce sont des conflits qui existent dans la société. Toute l’intelligence maintenant, littéraire ou romanesque, c’est d’arriver à les capter. D’ailleurs faire naître l’idée du conflit à l’intérieur d’une entité familiale, entre un père et son fils par exemple, c’est quelque chose que l’on retrouve dans la littérature depuis la tragédie grecque et sans doute depuis beaucoup plus anciennement. Je soutiens que ce ne sont pas des querelles réelles, mais des querelles littéraires dont l’objectif est de donner aux lecteurs des instruments pour pouvoir justement ajuster leur choix ou leur vision du monde. Ce faisant, le roman poursuit sa démarche, qui est de questionner les angles morts et les impensés. 

Enfin, on a beaucoup dit que les écrivains de la génération de Sembène étaient des romanciers engagés. Quel était le sens de leur engagement ?

L’engagement est en effet la grande question qui traverse les lettres africaines. Sembène, oui, il était engagé. C’était un ours mal léché. Il était bougon, il était bagarreur. Son cinéma et sa littérature ont cette étoffe politique-là. Si on cède à des catégorisations faciles, on, peut effectivement dire que la littérature de Sembène est engagée. Mais moi, je pense que tout acte de création est un engagement ou un désengagement, ce qui revient justement à tenir un discours politique ou un silence politique. 

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