En Ukraine, les premiers chars Abrams américains ont été observés cette semaine non loin du front. C'est la première fois que ces puissants chars de combat, conçus pendant la Guerre froide, font face à l'armée russe en Europe. Tout indique que les blindés américains sont désormais prêts à entrer en action.
Depuis l’été 2023, l’affaire du transfert vers l’Ukraine d’une trentaine de chars M1A1 Abrams a alimenté beaucoup de discussions sur les réseaux sociaux.
Les premières photos ont vraisemblablement fuité ces derniers jours. À ce stade, elles sont rares. L’une est partie d’un compte X ukrainien et l’autre provient d’une chaîne Telegram pro-russe. Même si, comme le fait remarquer le quotidien Le Figaro, la végétation semble concorder avec ce que l’on peut trouver dans l’est de l’Ukraine en ce moment, la photo n’a pas été géolocalisée de source indépendante. D’ailleurs, peut-être faudra-t-il attendre encore un peu pour voir des pelotons d’Abrams combattre dans les plaines ukrainiennes…
De sources russes, le premier M1A1 aurait été vu dans la région de Koupiansk. L’administration Biden a prévu d’en livrer 31 aux forces armées ukrainiennes. « Des Abrams sont déjà en Ukraine et se préparent à renforcer nos brigades », annonçait, dès le 25 septembre, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, sur les réseaux sociaux, sans toutefois préciser le nombre d’unités déjà livrées, ou en ligne. Sur les clichés, l'Abrams, les chenilles dans la boue quelque part dans l'est de l'Ukraine, est présenté dans une livrée vert sombre et dans sa version M1A1. « Ce n'est pas la plus récente, mais il est efficace », assure Marc Chassillan, spécialiste de l'armement terrestre : « La version M1A1 du char américain, c'est en fait la première version qui a été équipée d'un canon de 120 millimètres, alors que les précédentes versions étaient équipées de 105 millimètres. C'est un canon beaucoup plus puissant évidemment, qui porte plus loin et qui perce plus. D'autre part, c'est une version qui est dotée de blindage plus épais que ceux des précédentes versions. Il a aussi un viseur optronique qui a de très grandes qualités pour voir, en particulier la nuit. Ce n'est pas la dernière version de l'Abrams qui est la version M1A2 SEP, mais c'est quand même une bonne version intermédiaire avec des qualités de mobilité, de protection et de puissance de feu tout à fait satisfaisantes pour le front ukrainien ».
Entré en service au milieu des années 80, l'Abrams M1A1, c'est le char américain de la fin de la Guerre froide, et c'est toujours une belle bête de combat, abonde Léo Péria-Peigné (chercheur au Centre des études de sécurité de l'Ifri où il travaille au sein de l'Observatoire des conflits futurs sur la prospective capacitaire en matière d'armement et sur l'emploi des systèmes d'armes à venir) : « C'est un véhicule qui a été produit en très grand nombre, qui a eu le temps de voir le combat et qui a donc bénéficié de retours d'expérience importants et d'amélioration. Il y a peut-être une quinzaine de versions différentes qui existent, améliorées au fur et à mesure. Donc la M1A1, ce n'est clairement pas la plus récente, mais ça reste un véhicule qui a bien vieilli et qui a été plutôt bien pensé. »
L'apparition des chars de combat made in USA peut-elle changer la donne sur le front ukrainien ?
Trop peu, trop tard, pointent les experts, d'autant que la maîtrise de l’engin et de ses systèmes ne se fait pas en un jour, rappelle Marc Chassillan: « L'apparition de l'Abrams près des lignes russes s'est en fait, je pense, la dernière étape de prise en main des chars par les équipages ukrainiens qui ont été entraînés d'abord aux États-Unis, puis ensuite en Europe. Et là, en fait, ils ont tout intérêt à tester les vraies capacités de leur char au plus près du front, surtout avec l'hiver qui arrive et qui modifie considérablement le terrain. Les Ukrainiens ont intérêt à savoir exactement ce que le M1A1 a dans le ventre en matière de mobilité. Pour le reste, que vous alignez des chars Abrams ou des chars Léopards allemands, en termes de capacité militaire, c'est à peu près la même chose ».
Depuis le lancement de l’offensive d’été qui n’a pas débouché sur une percée significative, l’Ukraine réclame des centaines de chars, et particulièrement des tanks lourds. Le porte-parole de l’US Army en Europe, le Colonel Martin O’Donell affirme « que l’Abrams ne sera pas l’arme miracle qu’attend l’Ukraine » -it’s not a silver bullet- . Aussi sophistiqués soient-ils, ce ne sont pas 30 chars Abrams qui pourraient renverser la tendance sur le terrain, d’autant plus que le front pourrait se figer durant l'hiver. Les gains territoriaux qu’aurait pu apporter une percée de la part de l’infanterie mécanisée et de la cavalerie durant l’été semblent désormais être un vieux souvenir... D’ailleurs, sur les réseaux sociaux, nombreux sont les comptes qui relaient l’efficacité des missiles à longue portée ATACMS livrés par les États-Unis, capables de frappes au-delà des lignes, ce qui a conduit à une lente dégradation des capacités russes. L’exemple le plus flagrant étant la destruction récente de plusieurs hélicoptères d’attaques russes Ka-52 dont les missions anti-char avaient contribué à enrayer l’offensive estivale de l’armée ukrainienne.
L’Ukraine aurait-elle besoin de d’avantage d’artillerie à longue portée que de chars de bataille ? Attrition ou mouvement : tout dépend des effets recherchés, des moyens disponibles et des opportunités sur le terrain.
Une impression de déjà-vu et pourtant…
Au-delà des réalités tactiques, le déploiement de tank Abrams en Ukraine, a une portée symbolique forte. Les observateurs font remarquer que le cheval de bataille de la cavalerie américaine est de retour sur le vieux continent sous son camouflage centre-Europe. Certes, ces dernières années, on a déjà revu le M1A1 lors des exercices périodiques de l’OTAN dans les pays baltes, en Pologne et sur le flanc Sud, mais ces premiers faits d’armes remontent aux guerres d’Irak (1991 et 2003), au Helmand en Afghanistan en 2010-11, et à la bataille de Mossoul sous les couleurs irakiennes en 2016-17. Dans l’ensemble, le char américain s’est bien comporté dans des environnements et des missions très différentes (Terrain ouvert dans le désert, appui à la contre-guérilla, guerre urbaine). Les observateurs notent toutefois une maintenance complexe, (en partie liée à l’utilisation d’une turbine pour sa propulsion) et une vulnérabilité de certaines versions à des missiles anti-char modernes dans certains secteurs.
Conçu pour rééquilibrer les forces avec… L'URSS
Avec l’Ukraine, le M1A1 retrouve le théâtre de confrontation, pour lequel il a été conçu : l’Europe. Dans l’ADN de l’Abrams, il y a la guerre froide ! Dans les années 70’, le Pentagone, conscient du déséquilibre entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie dans le domaine des chars de combat, va tout faire pour combler son retard. — Fill the tank Gap - On estime qu’à la fin des années 70, l’armée rouge était en mesure d’aligner 10 000 tanks de plus que les forces de l’OTAN. Le Pentagone, soucieux de prendre l’avantage dans le domaine conventionnel en Europe, va tout miser sur la technologie. Protection, conduite de tir, système de vision nocturne très moderne, partage des informations tactiques vont progressivement faire leur apparition sur les tanks de la famille Abrams.
Contexte différent en Ukraine
Dans les années 1980, l’armée américaine va pousser à son paroxysme la logique de l’intégration des moyens terrestres et aériens en Europe particulièrement. Pour faire face aux hordes de chars soviétiques, l’armée devait compter des hélicoptères nouveaux et très avancés comme le AH-64 Apache, ou l’avion A-10 Thunderbolt II spécialisé dans la lutte anti-char que l’air force basera en Allemagne.
Tous seront admis au service actif, avant la chute du mur de Berlin. La combinaison de la doctrine et des nouveaux armements devait permettre de bousculer l’adversaire en exploitant ses failles, et de lui imposer une guerre de mouvement de haute intensité. Là s’arrête la comparaison, car en Ukraine l’Abrams n’aura pas toute la machine de guerre américaine derrière lui (Logistique, maintenance, transport). Les équipages d’Abrams devront faire face à de nouvelles menaces issues de la « techno-guérilla » comme les drones suicides. Au final, il n’est pas sûr que ce fleuron puisse faire la démonstration de ces capacités en termes de mobilité alors que l’adversaire fait tout pour entraver la liberté de manœuvre des chars utilisés par les Ukrainiens (Mines, obstacles, brouillage).